Problème
de la représentation des groupes minorisés et des personnes en
situation de précarité et pistes de solution
Parce que l'implication est aussi un
lieu de privilèges...
Au
cours du printemps 2012, j'ai participé à quelques congrès de la
CLASSE en tant que déléguée de l'Association de création et
d'études littéraires (ACELUL). Cette expérience a été très
formatrice pour moi qui militais depuis 5 ans dans une association de
parents et dans un organisme communautaire dont les pratiques ainsi
que les valeurs sont différentes. Cela m'a également permis
d'assister à des plénières très instructives en plus de
rencontrer des personnes exceptionnelles dont les convictions et/ou
l'éloquence ont forcé mon admiration.
De
congrès en congrès, j'ai remarqué un souci constant de travailler
à élargir la lutte pour que le mouvement devienne moins
« étudiant-e de classe aisée blanc québécois hétéro »,
mais plus populaire et diversifié. Il m'a semblé que le souci
semblait plus dans le discours que dans les actes. Au contraire,
concrètement, je voyais et je me frottais aux limites de la
démocratie directe pour représenter les populations les moins
privilégiées, c'est-à-dire
les groupes minorisés1
et les personnes en situation de précarité2.
Je voyais également des rapports de pouvoir internes ainsi que des
obstacles structurels à leur implication.
Pour
moi, cette situation est compréhensible dans le sens qu'on ne
s'extrait pas facilement de nos réflexes de domination ni des
inégalités qui ont cours dans la société et qui pénètrent le
mouvement. Cela reste toutefois inacceptable. Voilà pourquoi j'écris
ce texte; je veux proposer des mécanismes pour contrer ces limites
et travailler de façon inclusive et non-discriminatoire afin de
cesser l'instrumentalisation de ces groupes et de réellement porter
leurs enjeux jusqu'en haut du mouvement, jusque dans la sphère
publique, jusqu'au gouvernement. Bref, des mécanismes contre la
hiérarchisation des enjeux et la secondarisation systématique des
luttes des groupes non-majoritaires.
Bien
sûr, il s'agit d'un texte réflexif, non pas du résumé d'une thèse
de doctorat. Je tenterai moi-même de ne pas généraliser mes
observations et je vous prierais en retour d'accueillir mes critiques
avec ouverture ainsi que d'en mesurer la nuance dans le but de
réaliser une démarche constructive. Je sais à l'avance que mon
sujet en est un sensible, car il est question de la domination de
personnes privilégiées au sein du mouvement étudiant sur des
personnes qui ne le sont pas. J'ai pu mesurer moi-même, pendant le
RNÉ auquel j'ai participé sous la bannière de l'Association de
parents étudiant ou travaillant à l'Université Laval (APETUL),
comment certaines personnes désirent nier les jeux de pouvoir à
l'intérieur du mouvement étudiant et idéaliser ce qu'est la
démocratie directe pure et dure.
Pourquoi
parler des limites de la démocratie directe?
On
me dira d'emblée qu'aucun système n'est parfait. Cependant, mon
propos n'est pas de chercher le système parfait, mais bien de
critiquer celui instauré par l'ASSÉ et prôné sur la place
publique tout au long de la grève comme étant plus représentatif
que
la démocratie représentative.
Pour
moi, la démocratie directe strictement appliquée permet la
participation de tout le monde seulement en théorie. En pratique,
elle reconduit les mêmes inégalités que celles observées dans la
société en général; elle favorise la participation des personnes
qui possèdent les éléments suivants : la disponibilité
physique et mentale (que l'on associe à tort à la performance en
faisant une assimilation entre la quantité et la qualité),
l'autonomie, la mobilité, les moyens financiers (qui régissent dans
une bonne mesure les facteurs précédents) ainsi que le pouvoir
symbolique de la renommée, de l'expérience et de l'éloquence
(conditionné par le capital symbolique de l'éducation reçue et de
la classe sociale, des attentes ayant cours dans un groupe et de la
conformité à ces attentes). Ce système reproduit en plus l'écart
entre la métropole et les régions.
N'y
a-t-il pas soit de l'idéalisme, soit de la naïveté ou encore du
déni à prétendre échapper aux rapports de domination en adoptant
simplement
un système différent de celui utilisé dans le reste de la société?
Ne sait-on pas d'expérience que les inégalités se reconfigurent
dans tous les systèmes et qu'il faut toujours en ce sens établir
des mécanismes et des outils pour les contrer en attendant, si cela
est un jour possible, de les avoir dépassées?
Ce
système ne représente donc pas, à mes yeux, sans l'ajout de
mécanismes contraignants pour abolir les rapports de domination
internes, une solution alternative à la démocratie parlementaire.
Là où je vois qu'il y a une différence, c'est la volonté des
membres de l'ASSÉ de dépasser ces inégalités, c'est leur vision
et, je le crois, leur capacité, à force de travail, de débats et
de réflexion, à intégrer les personnes les moins privilégiées à
l'intérieur du mouvement à tous les niveaux.
D'abord,
pourquoi la démocratie directe ne permet pas la participation de
tout le monde?
En
d'autres mots, qu'est-ce qui empêche les personnes de participer,
sinon leur manque d'intérêt ou leur incapacité à placer leurs
priorités à la bonne place (un argument entendu souvent en AG dans
différentes associations)? De fait, pour
s'impliquer dans le mouvement étudiant, il faut avoir du temps.
C'est simple et bête, mais le temps est un privilège. Et bien
souvent, on ne mesure pas à quel point ça l'est quand on est
privilégié-e; ce qui donne parfois lieu à de l'incompréhension, à
des remarques blessantes et à des jugements.
Combien
d'étudiant-e-s qui conjuguent les études à temps plein et le
travail à plus de 20 heures par semaine peuvent assister à une
assemblée générale pendant plusieurs heures d'affilée pour
participer à tout le processus jusqu'à la fin? Combien
d'étudiant-e-s à temps plein sont obligé-e-s de performer pour
obtenir les bourses conditionnelles à la poursuite de leurs études
et ne sont donc pas disponibles pour une implication importante?
Combien de parents étudiants peuvent rester après les heures de
garderie ou assister à leur AG jusqu'à la fin et réussir à y
participer en présence de leur enfant alors que les locaux ne sont
pas du tout organisés pour que ce soit possible (et agréable pour
les parents et les enfants)? Que savons-nous de ces situations?
Quelle en est notre expérience? Souvent aucune... pourtant, combien
ont jugé les absent-e-s? Combien de ceux-ci avaient ou auraient eu
des propositions intéressantes à faire, mais ont dû quitter pour
répondre aux exigences importantes inhérentes à leur situation
personnelle (que l'on ne peut dissocier de son aspect social).
Combien de ceux-ci peuvent assister à des congrès d'une à deux
journée(s) chaque fin de semaine pendant quelques mois? Aucune.
Combien peuvent enfin s'impliquer bénévolement dans un poste sur
l'exécutif de l'ASSÉ? Vraiment aucune, d'autant plus que la
disponibilité en temps est une question souvent demandée aux
candidat-e-s aspirant à un poste... Combien feraient une différence
au sein de l'ASSÉ à cause et avec leur situation particulière
et/ou leur appartenance à un groupe non-majoritaire si on instaurait
des mécanismes pour le permettre?
Qu'est-ce
que ça change que les personnes les moins privilégiées ne
participent pas aux processus décisionnels à tous les niveaux si
des personnes privilégiées s'en chargent pour elles? OU Pourquoi je
parle de rapports de pouvoir au sein de la lutte étudiante?
C'est
qu'en fait, les personnes en situation de précarité ont
probablement exprimé leurs besoins et leurs idées à des personnes
impliquées au cœur du mouvement. Je fais cette hypothèse, puisque
je l'ai moi-même fait à plusieurs moments sans obtenir de
résultats. Il y a un rapport de pouvoir entre les personnes qui se
présentent dans les AG et qui représentent leurs membres dans les
congrès et les personnes qui sont en mode « survie » ou
« articulation travail-famille-études, manque de temps et
situation de précarité » ou encore « vie
professionnelle, retour aux études et grosses factures à payer »,
ou je ne sais quoi d'autre, et qui ne se présentent donc pas aux AG.
Les
premières sont pleines de bonnes intentions; elles veulent améliorer
les conditions de vie des autres, changer les choses, travailler à
faire un monde meilleur... mais elles oublient parfois qu'elles ne
connaissent que leur propre situation – même lorsqu'elles se sont
informées sur d'autres situations – et qu'elles sont donc mal
placées pour représenter les personnes des autres groupes sociaux
qui composent leurs associations. Elles ont parfois leur propre
agenda politique qui les motivent et qui les poussent à prioriser
certaines choses et à, conséquemment, secondariser les autres.
Elles ont aussi des réflexes – que j'appellerai « de
domination » – c'est-à-dire des mécanismes inconscients
pour ignorer les revendications des autres ou juger qu'elles ne sont
pas prioritaires
dans la conjoncture actuelle ou encore les juger inadéquates à leur
vision idéale de la société ou de ce que les autres devraient
demander pour eux-mêmes.
Je
sais que c'est difficile à entendre – à lire –, mais je me base
sur plusieurs conversations avec des militant-e-s du mouvement où
j'ai entendu toutes sortes d'opinions et de solutions irréalistes
pour les parents étudiants (dont je suis) qui me démontraient à la
fois que la plupart des personnes privilégiées ignorent tout (ou
tant) des « autres » situations, à quel point elles
nourrissent également certaines idées que les solutions sont
« simples » et, finalement, à quel point seules les
personnes vivant une situation X peuvent se prononcer sur celle-ci.
Comment
les structures actuelles de l'ASSÉ opèrent une forme de
discrimination systémique qui reproduit les inégalités au sein du
mouvement étudiant?
Ce
qui nous ramène au fondement de la démocratie directe où celle-ci
est envisagée en ce sens : les personnes se représentent
elles-mêmes. Une forme collective de l'individualisme. Un « chacun
pour soi » dans un tout qui se veut à la fois uni et à la
fois diversifié et pluriel. Sur papier, c'est superbe, mais en
réalité, comment c'est possible dans les situations évoquées
précédemment?
Comment
pourrait, par exemple, une personne en situation de précarité ou
appartenant à un groupe minorisé, faire connaître, entendre et
représenter ses revendications ou celles de son groupe social?
Pour
ce faire :
- Il faudrait que la personne ait rédigé un mémoire convaincant dans lequel elle emploierait un langage usuel pour ses lecteurs et lectrices et pour lequel elle aurait songé à tous les mécanismes de défense et de déni ainsi qu'aux racisme/classisme/capacitisme/homophobie/sexisme (selon la situation) qui s'activeront comme des filtres pour éviter à son lecteur ou à sa lectrice de reconnaître ces réalités qui ébranlent nos certitudes et notre vision idéalisée d'un système alternatif;
- Que ce mémoire soit envoyé à tous les membres de l'association grâce à un fonctionnement optimal de cette association et grâce à la participation d'une personne sensible à cette réalité dans l'exécutif;
- Que les membres aient généralement disposé de temps et d'intérêt pour le lire (ce qui n'est pas facile, même quand on s'y prend d'avance, je pense notamment au mémoire que nous avons corédigé avec le CSPE-UQAM pour le RNÉ que personne parmi les délégué-e-s à qui j'ai demandé pendant le rassemblement n'avait eu le temps de lire au complet);
- Que la personne soit disponible pour se présenter à l'AG et faire adopter sa ou ses propositions ou qu'elle délègue quelqu'un pour le faire (et le faire bien);
- Que l'AG ne soit pas interrompue ou annulée faute de quorum ou à cause de dossiers jugées prioritaires qui déplacent et écrasent tous les autres (les enjeux généraux);
- Que la personne représentant l'association au congrès de la CLASSE ou, désormais, de l'ASSÉ, ait le temps/le courage/la sensibilité/la volonté de présenter la proposition en congrès (alors que les congrès sont souvent chargés et trop courts pour les propositions de ce genre) et qu'elle ait les connaissances et expériences pour la défendre en plus qu'elle ne se laisse pas intimider par le talent d'orateur des délégué-e-s des autres associations présentes;
- Qu'une multitude d'autres personnes appartenant au même groupe minoritaire ou dans la même situation de précarité que notre étudiant-e pris-e en exemple ici ait également trouvé le temps de faire les mêmes démarches avec le même succès afin que les autres délégué-e-s aient les mandats pour voter là-dessus;
- Et que, ultimement, les délégué-e-s présent-e-s choisissent de voter en faveur de la proposition pour que celle-ci soit adoptée et dorénavant portée par l'ASSÉ.
Mais
ce ne sera pas tout, car il faudra encore:
- Que les membres de l'exécutif de l'ASSÉ choisissent de poser des gestes concrets en ce sens;
- Qu'ils soient sensibles et connaissent la question quand ils rédigent leurs argumentaires pour qu'ils l'intègrent dans leurs textes et recherches;
- Que ceux et celles qui parlent dans les médias choisissent de donner le maigre temps d'antenne à cette cause (et dans un monde idéal, il y aurait plusieurs causes, car plusieurs auraient fait cette même démarche pour plusieurs situations différentes);
- Et que les négociateurs et négociatrices mettent aussi l'emphase là-dessus pendant leurs négociations (quand on sait qu'elles se font bien souvent dans des conditions difficiles et sur des sujets très pointus qui ne permettent pas souvent de parler d'« autre chose »).
Bref,
on le voit, ce n'est pas seulement difficile. Ce n'est pas seulement
une question de volonté et de persévérance. C'est impossible.
Structurellement
impossible.
Ou
bien, il reste le lobbying : envoyer le mémoire directement aux
membres de notre exécutif, aux associations membres de l'ASSÉ et
aux exécutant-e-s de l'ASSÉ en les suppliant de reprendre nos
propositions... ce qui nous ramène aux rapports de pouvoir entre
dominant-e-s et dominé-e-s.
Ou
bien, on peut encore modifier les structures de l'ASSÉ pour les
ouvrir à ces groupes!
Étudier ces groupes en profondeur, former des comités pour les
représenter, ouvrir le statut de membre à des associations
étudiantes parascolaires quand elles regroupent des groupes sociaux
minorisés ou des groupes de personnes en situation de précarité,
etc. (voir les autres solutions structurelles à la fin de ce
document).
Comment
leurs revendications spécifiques sont finalement invisibilisées?
Enfin,
il s'agit d'un cercle vicieux : les personnes en situation de
précarité ou appartenant à un groupe minorisé ne sont pas
disponibles pour les AG; elles ne proposent donc pas de solutions à
leur propre problème, ne voient pas non plus comment elles
défendraient une position qu'elles sont peut-être seules à occuper
dans leur association et qui suscitera peut-être des réactions
négatives (parler de la situation des femmes, par exemple, soulève
généralement des réactions négatives surprenantes), ni comment
elles la feraient adopter par un groupe qui ne se sent généralement
pas concerné ou ne qui ne connaît pas les subtilités de cette
situation et qui ne pourra donc pas prendre position ou alors qui
aura des attitudes de domination. Ces personnes sont donc absentes à
tous les niveaux décisionnels, mais participent probablement à
quelques manifestations ou actions en appui au mouvement. Par
conséquent, leurs situations ne sont pas entendues, leurs enjeux ne
sont pas portés et finalement, celles-ci sont invisibilisés par les
enjeux du groupe majoritaire.
Pourquoi
et comment les enjeux des groupes dominants écrasent ceux des
groupes non-majoritaires? et précision sur le sens négatif du mot
« général ».
Je
sais, quand on a affaire à un groupe, on doit parler de ce qui les
touche en
général.
Seulement, ce qui les touche en général, c'est, de facto, ce qui
touche le groupe majoritaire; lequel est composé, comme on le sait,
de personnes de couleur blanche, québécoises, identifiables
facilement comme hommes et femmes, hétérosexuelles, francophones,
blablabla.
Mais
plus encore, ce groupe majoritaire n'est pas composé de la
population en général, il est composé d'étudiant-e-s au collégial
et à l'université. On sait par exemple que les étudiant-e-s qui
accèdent aux études universitaires ne montrent pas la même
répartition sociale que les membres de la population en général;
ils proviennent plus des couches sociales les plus aisées; la classe
sociale la plus défavorisée étant moins représentée et ne
présentant pas non plus le même « profil »
d'étudiant-e-s que les autres classes3,
ce qui rend sa représentation encore plus difficile au sein du
mouvement.
Pire
encore, ce groupe majoritaire d'étudiant-e-s est en fait composé
des personnes qui sont présentes dans les instances du mouvement.
Or, je l'ai dit précédemment, ces personnes sont déjà
privilégiées par le fait de pouvoir être disponibles et mobiles
pour participer aux processus décisionnels. Donc, ce groupe
majoritaire est en fait composé des personnes privilégiées à
l'intérieur du mouvement attaché à un groupe général (les
étudiant-e-s) déjà privilégié par rapport à la population en
général. Et ce sont ces personnes qui vont faire les propositions
et voter au nom de tout le monde...
C'est
quoi la discrimination systémique, l'invisibilisation et la
domination du groupe majoritaire?
On
se retrouve donc avec des revendications générales votées en
assemblée par des étudiant-e-s privilégié-e-s et portées par des
délégué-e-s encore plus privilégié-e-s. Conséquemment, on se
retrouve, en bout de ligne, avec une association regroupant des
membres très différents, qui revendique principalement la gratuité
scolaire sans
dépasser et élargir la question des autres inégalités dans les
milieux collégial et universitaire qui ne seront pas réglées avec
la gratuité, sans questionner les discriminations systémiques et
sans proposer des solutions structurelles radicales pour améliorer
l'accès et la persévérance aux études de vraiment-tout-le-monde.
On se retrouve avec des congrès où les délégations sont presque
toutes composées
de personnes blanches québécoises et avec un exécutif et ses
comités presque entièrement blancs et québécois également...
C'est
ça, l'invisibilisation et la domination du groupe majoritaire. Et
cette étudiante internationale enceinte qui doit poursuivre ses
études à temps plein malgré une grossesse difficile pour ne pas
perdre son permis d'études? Et cette étudiante à temps partiel qui
se promène entre son travail, ses études, la garderie et l'école
de son plus vieux? N'ont-elles pas les mêmes droits que les autres
d'être représentées à tous les niveaux dans toutes les instances?
N'ont-elles pas, encore plus que les autres, besoin d'être écoutées
et besoin que leurs enjeux soient portés jusqu'à la tête du
mouvement? Pourtant, a-t-on entendu parler de ce qu'elles demandent
pendant le mouvement de la grève? Le leur a-t-on seulement demandé,
nous qui avions du temps à consacrer à la lutte, pour pouvoir faire
les propositions en leur nom puisqu'elles ne pouvaient pas se
présenter en AG?
Bien
sûr, certain-e-s, en lisant ceci, répondront que oui, ils ou elles
l'ont fait à au moins une reprise, mais d'autres ne pourront que
constater qu'ils et elles ont oublié ces populations, qui
d'ailleurs, semblent invisibles quand on ne les cherche pas. Malgré
tout, leurs enjeux n'ont pas été portés dans les AG, n'ont pas été
à la Une des congrès de la CLASSE et encore moins dans celle des
médias.
En
fait, ce n'était jamais
le bon moment. Il y avait toujours quelque chose de prioritaire,
c'est-à-dire touchant le groupe majoritaire. Quand on s'implique
alors qu'on n'a pas les moyens
de le faire, il est très choquant de se faire donner des leçons de
priorité par des personnes appartenant (et adoptant ses attitudes
par la condescendance et le paternalisme) au groupe dominant.
Pourquoi
je parle d'instrumentalisation des groupes minorisés ou en situation
de précarité?
Non,
ce n'est pas pour provoquer ou susciter un intérêt. C'est ce que
j'ai senti à maintes reprises quand on brandissait le fameux souci
d'intégrer tout le monde et de rendre la lutte populaire; quitte à
le faire artificiellement dans le discours de façon performative –
mot fortement apprécié à l'ASSÉ (et là, je suis volontairement
provocante pour faire rire et diminuer la tension que suscite
peut-être la lecture de mon texte) –, c'est-à-dire où le
discours fait advenir une réalité concrète : « la grève
est étudiante, la lutte est populaire » me semble un exemple
parfait de l'effet
de réalité que veut créer cette affirmation qui anticipe une
réalité pas encore tout à fait advenue.
D'un
côté, il était stratégique d'inviter tout un chacun à joindre
les rangs des grévistes pour gonfler les chiffres, augmenter le
rapport de force et générer d'immenses manifestations. D'un autre,
il aurait été logique d'intégrer les revendications de tout un
chacun à l'intérieur des revendications générales (et oui, comme
une liste d'épicerie, puisque les revendications générales ne
touchent pas la totalité des personnes comme je l'ai démontré),
mais cela n'a pas du tout été le cas. Non seulement il aurait été
logique de le faire, mais cela aurait également été stratégique
puisque le fait de représenter ces groupes aurait favorisé leur
participation et la diversification des recommandations et des points
de vue (points de vue sociaux et points de vue critiques) tout en
entravant le travail de propagande haineuse des médias et du
gouvernement à l'endroit de « l'étudiant typique ».
Cependant,
ces personnes en situation de précarité et/ou appartenant à des
groupes minoritaires ont probablement participé à la lutte
étudiante. Mais il jouait gros, plus gros que la plupart d'entre
nous. Certain-e-s jouaient leur droit d'entrée au pays (leur avenir,
leur relation avec la famille et autres dommages collatéraux),
d'autres jouaient l'avenir de leur famille ou l'avenir du bébé dans
leur corps et d'autres encore perdaient leurs biens ou sapaient leur
cote de crédit pour les années à venir (et donc la chance
d'acheter une maison). On a mieux connu les personnes qui ont mis en
péril leur santé physique pour le reste de leur vie, mais on n'a
pas entendu parler de tous ces autres personnages invisibles qui ont
mis leur cœur et leurs tripes dans la lutte, qui ont perdu gros, et
qui le payeront pour les années à venir. Cela a donné lieu, dans
mes AG du moins, à des témoignages émouvants que j'ai accueillis
avec compassion et qui m'ont convaincue que tous et toutes ne
pouvaient pas se
permettre
la lutte étudiante.
Mais
alors que certain-e-s ont choisi de le faire coûte que coûte,
seules les revendications du groupe majoritaire ont gravi les
échelons du mouvement jusqu'aux Congrès de la CLASSE et ultimement
jusque dans la sphère publique et médiatique. N'est-ce pas
outrageant? C'est un bel exemple de discrimination systémique. C'est
également la preuve que l'ASSÉ, malgré son discours (j'ai envie de
ramener à la mémoire l'exemple selon lequel la CLASSE a failli
marchander son féminisme pour l'argent de la CHI), n'est pas à
l'abri des rapports de pouvoir qui existent partout, y compris dans
sa structure en plus de pénétrer les relations entre ses
militant-e-s.
Comment
faire pour représenter ces groupes?
La
démocratie directe, c'est génial dans une coopérative de 20
locataires! Mais comment faire avec des dizaines de milliers de
membres dans une province immense si multiplier les paliers c'est
invisibiliser les personnes de la base qui ne présentent pas les
caractéristiques du groupe général
majoritaire?
On
l'a vu précédemment, les groupes minorisés ou en situation de
précarité ont peu à donner et beaucoup à demander. Il s'agit
d'une question d'équité que de les représenter à la hauteur de
leurs besoins et des multiples oppressions qu'ils subissent malgré
leur non-majorité au sein du mouvement. De plus, les oppressions
qu'ils subissent sont en partie liées (souvent indirectement) à nos
pratiques de domination et, en ce sens, il est tout à fait justifié
d'instaurer des mesures pour les contrer.
Pourquoi
de simples positions de principe ne sont-elles pas suffisantes?
Parce
que, tel que je l'ai démontré, l'ASSÉ en possède déjà, mais ça
ne règle pas concrètement les problèmes : c'est une
association qui se dit féministe, anticolonialiste, antiraciste,
alouette. Les positions de principe sont utiles : elles servent
à adopter par la suite des propositions précises qui instaurent un
fonctionnement dans le but d'atteindre les objectifs visés. Les
mécanismes sont souvent remis en question, car certain-e-s se disent
qu'il suffit d'y penser et de se le rappeler avant chaque congrès
pour éviter d'avoir un comportement de domination. C'est non
seulement naïf, mais également hypocrite, car cela peut cacher un
déni des rapports de pouvoir et/ou un désir de ne pas respecter les
principes dans les pratiques tout en affirmant en théorie les
respecter4
(ce qui rend également la démonstration des pratiques de domination
très fastidieuse; la longueur de mon texte en est un bon exemple).
Certaines
mesures peuvent être utilisées à court terme comme moyens
palliatifs d'augmenter la participation de certaines personnes pour
rattraper un retard dans la représentation d'un groupe social (ce
qu'on appelle étrangement la discrimination positive). D'autres
peuvent être employées à moyen terme pour stimuler une pratique et
la rendre naturelle et effective (comme les événements
d'allaitement en public ou comme l'alternance homme-femme par exemple
qui permet aux femmes de reconnaître leur capacité à parler en
groupe et qui permet au groupe de reconnaître qu'une femme est aussi
crédible et rationnelle qu'un homme malgré notre conditionnement à
croire plus facilement la parole d'un homme que celle d'une femme).
D'autres mesures encore peuvent être instaurées à long terme et
devenir partie intégrante de la structure de l'ASSÉ.
Les
mesures qui suivent sont suggérées à titre indicatif et non
formel. Je pense que les personnes impliquées dans la structure
actuelle sont plus à même que moi de pouvoir imaginer
l'instauration concrète de ces mécanismes... à condition que les
mécanismes que je propose soient repris lors du Congrès
d'orientation de l'ASSÉ, puisque celles-ci seront soumises (encore)
à la suprématie du groupe majoritaire tel qu'il est écrit sur le
site du congrès : « « Les recommandations formulées
dans les textes de réflexion ne seront pas traitées automatiquement
en congrès. Les textes de réflexion visent à stimuler les débats
et à apporter des idées, mais ce
seront ultimement les assemblées générales qui décideront
des propositions qui seront traitées en congrès5. »
Mécanismes
et outils proposés :
- Rémunérer toutes les personnes sur les postes d'exécutifs pour favoriser la diversification des « profils » (origines sociales et situations personnelles);
- Utiliser les diverses technologies de communication (Skype par exemple) pour limiter les déplacements et permettre l'implication des personnes à distance pendant les réunions, conseils et congrès (parent à la maison avec les enfants, personne vivant avec un handicap ou vivant en région éloignée, etc.) ou le partage d'information (stockage en ligne) ou le travail à distance;
- Se fixer des objectifs précis pour varier les « profils » de personnes impliquées dans les exécutifs, sans établir de quorum rigide, et trouver une façon de se récompenser quand les objectifs sont atteints;
- Réaliser une étude approfondie des groupes minorisés et des groupes de personnes en situation de précarité dans les milieux collégial et universitaire (littérature scientifique et enquête sur différents terrains en ville et en région);
- À la suite de cette étude, former différents comités pour représenter ces groupes dont les membres recevraient une rémunération en compensation du temps non employé à un travail salarié en plus de frais de garde pour les personnes ayant des enfants à charge;
- Ces comités devraient être liés au comité de coordination par le biais d'un-e représentant-e de chaque groupe et pourraient également produire de la documentation pour informer les membres des groupes plus privilégiés des besoins et des revendications spécifiques à ces groupes;
- Consacrer des espaces médiatiques sur le site et dans le journal l'Ultimatum de façon régulière à ces groupes, à leurs actions et surtout à leurs revendications;
- Travailler en collaboration avec les associations regroupant ces personnes sur le terrain (association d'étudiant-e-s autochtones, associations de parents, association d'étudiant-e-s anglophones, et autres) et établir un mode de collaboration entre les comités et les associations sur le terrain;
- Déléguer un-e représentant-e de tous ces groupes (un seul pour l'ensemble, en rotation) qui fera un bilan du travail de ces comités ainsi que des besoins identifiés devant les délégué-e-s des associations membres de l'ASSÉ au début de chaque congrès;
- Probablement le point le plus important pour contrer les limites de la démocratie directe : Trouver une façon pour pour qu'il ne soit plus nécessaire que leurs revendications soient reprises par une des associations membres, mais qu'elles puissent être adoptées si la majorité des associations membres possèdent des mandats qu'elles peuvent interpréter dans le sens de la proposition;
- Probablement la moins coûteuse et la plus facile à réaliser : Accepter comme membres de l'ASSÉ (avec droit de vote) des associations étudiantes parascolaires lorsque celles-ci regroupent des groupes sociaux minoritaires ou minorisés ou des groupes de personnes en situation de précarité et accepter que leurs délégué-e-s bénévoles ne participent pas à tous les congrès et/ou ne se déplacent pas sur les lieux physiques des congrès.
- Et il y en a certainement plusieurs autres que l'on découvrirait en consultant le fonctionnement d'associations représentant ces groupes ainsi qu'en organisant un comité de réflexion à ce sujet.
Enfin,
ces solutions peuvent paraître complexes, irréalistes ou
inefficaces. Cependant, il faut savoir que les technologies de
l'information (et je n'ose ajouter la formulation trop galvaudée de
« web 2.0 ») sont déjà utilisées dans plusieurs
entreprises, organismes et associations et qu'elles démontrent leur
performance. Également, dans un souci d'inclusion de toutes les
personnes et surtout de celles qui ne présentent pas les conditions
idéales d'implication et qui sont le plus à même de pouvoir
représenter leur groupe et apporter des changements à leur
situation, il faut utiliser des solutions créatrices et il ne faut
pas hésiter à sortir de nos
solutions-toutes-faites-trop-simples-habituelles.
Car
il faut toujours se souvenir que ce qui nous paraît très facile et
simple (marcher par exemple), ne l'est pas pour tout le monde. Au
contraire, pour une autre personne, ça peut être très difficile
(personne âgée en perte d'autonomie, bébé), voire impossible (une
personne en fauteuil roulant). Mais rien ne justifie qu'on instaure
un système qui nous prive de la participation de ces personnes
simplement parce que celui-ci favorise les personnes les plus
disponibles, mobiles et privilégiées de la société (celles qui
peuvent marcher) alors même que ces critères ne garantissent pas la
performance du système (en quoi le fait de savoir marcher est-il
essentiel au fait de savoir penser?)!
1J'entends
par groupes minorisés les groupes minoritaires, comme les
autochtones par exemple, ou les groupes considérés comme tels,
comme celui des femmes.
2J'entends
par groupes de personnes en situation de précarité les personnes
provenant de classes sociales défavorisées; les personnes qui ne
peuvent pas compter sur un réseau d'entraide, comme les personnes
étudiant loin de leur lieu de provenance; les personnes qui ont des
enfants sous leur responsabilité ou toute autre personne en
situation de dépendance avec elles et qui vivent avec une situation
financière difficile comme la pauvreté ou encore l'instabilité;
les personnes qui souffrent d'une maladie chronique ou qui vivent
avec un handicap ou une problématique de santé mentale ou encore
des difficultés d'apprentissage; etc. Bref, toute situation dans
laquelle une personne vit de l'instabilité et/ou de l'incertitude,
c'est-à-dire soit qu'elle ne dispose pas du nécessaire pour vivre
ou bien qu'elle dispose de peu de moyens et/ou de ressources pour
faire face aux imprévus.
3« L’analyse
historique montre qu’en moins de 40 ans, le Québec a réussi à
instaurer un système scolaire démocratique accessible à tous les
jeunes et adultes et un enseignement postsecondaire de masse.
Toutefois, les données récentes utilisées dans le cadre de cet
article montrent que la démocratisation a été essentiellement
quantitative. Les inégalités scolaires devant l’enseignement
postsecondaire au Québec qu’on observait jadis, se sont déplacées
et recomposées dans l’enseignement postsecondaire. La
démocratisation du système scolaire québécois amorcée à l’aube
de la Révolution tranquille a, certes, ouvert largement les portes
des cégeps et des universités aux jeunes issus des milieux
socioéconomiques défavorisés, qui y sont entrés en
grand nombre – il faut le souligner - mais ces derniers demeurent
sous-représentés à l’université. » Cité dans Pierre
Canisius Kamanzi, Pierre
Doray, Benoît Laplante, Accessibilité
et provenances socioéconomiques des étudiants postsecondaires,
Revue Vie
économique, Vol. 4, no 1, p. 1-12. [En ligne]
http://www.eve.coop/mw-contenu/revues/16/155/RVE_vol4_no1_Kamanzi_Doray.pdf
4Je
pense notamment à la proposition faite par un étudiant lors du RNÉ
d'abolir la pratique de l'alternance homme-femme dans une
perspective Queer de « gender-fucking ». Cette
proposition provocante, faite par une personne appartenant à la
classe sexuelle dominante qui récupérait la théorie Queer pour
détruire un mécanisme qui, bien que très imparfait, reste facile
d'application et qui présente des résultats pour augmenter la
participation des femmes dans les discussions autour des sujets
politiques. L'étudiant ne proposait pas de solutions alternatives
ou novatrices, il proposait seulement que l'on fasse semblant que
les genres n'existent pas, qu'il n'y a pas d'inégalités entre les
sexes, que nous sommes déjà ailleurs et que nous n'entretenons
plus de relations de hiérarchie et de domination; comme si le déni
ou l'insouciance allait régler la situation!
5L'italique
est de moi. Page d'accueil du Congrès d'orientation de l'ASSÉ
[En ligne] http://orientation.bloquonslahausse.com/
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