Extraits
du livre de Ginette Paris, L’ENFANT, L’AMOUR, LA MORT.
L’AVORTEMENT, UN GESTE SACRÉ, Nuit
blanche éditeur, 1990, 125 p.
Quand
on veut penser l’avortement pour soi, et pas seulement de façon
rationnelle, mais parce
qu’on est confrontée à une grossesse non-désirée, on se
retrouve coincée entre les discours anti-choix et pro-choix. Les
discours polarisés sont incapables de penser l’avortement dans
toutes ses dimensions : psychologique, physique, biologique,
écologique, sociale et spirituelle/morale (et j’en oublie?). Si
les anti-choix (ou pro-vie) parlent abondamment de spiritualité, les
pro-choix semblent banaliser l’avortement qui
devient un acte technique dénué
de sens.
Pourtant,
dans mon entourage, les femmes qui m’ont parlé de leur avortement
ont vécu leur processus de décision ainsi que l’avortement de
façon très diverses, dans des contextes fort variés, mais jamais
de façon anodine ou banale. Chez celles qui ont bien voulu m’en
parlé, cette décision a amené son lots de questionnements,
d’incertitudes, de regrets, de honte et de culpabilité, dans des
degrés et des durées divers. Elles ont aussi vécu un deuil. Pour
en guérir, elles ont dû construire du sens autour de leur choix.
Pour
les femmes qui ont choisi de poursuivre leur grossesse malgré le
fait qu’elle n’ait pas été désirée au départ, des raisons
diverses les y ont poussées, parfois des raisons religieuses, un
contexte finalement jugé favorable ou encore un ensemble de facteurs
perçus comme des signes qu’il fallait accepter ce bébé surprise
comme un cadeau d’amour, une promesse de jours meilleurs.
Dans
tous les cas, nous sommes chanceuses de pouvoir choisir, mais ce
n’est pas le cas partout au Québec, comme dans les zones rurales
ou dans les communautés autochtones isolées, ni dans toutes les
provinces du Canada (l’avortement n’est pas offert à
l’Ile-du-Prince-Edouard) et certainement pas partout ailleurs dans
le monde tandis que le Canada ne subventionne plus aucune clinique de
planification familiale ou organisme œuvrant auprès des femmes dans
les pays défavorisés depuis l’avènement des conservateurs au
pouvoir (ce n’est pas seulement une opposition à la pratique de
l’avortement accessible et sécuritaire, mais une opposition très
concrète à l’aide internationale aux femmes et au contrôle des
naissances par celles-ci).
Toutefois,
si les mentalités ont évolué depuis le début des années 90 au
sujet de l’avortement, le tabou ne semble pas avoir été levé. On
en parle à mots couverts. On évite de parler de nos vécus. Des
jugements, de la honte et de la culpabilité subsistent, mais pas
d’espace pour la tristesse, le deuil, l’amour impossible du bébé
refusé, pas de rituels non plus pour nous accompagner dans ce deuil
comme on en a pour entourer la naissance et la mort humaine.
Pourquoi?
On
ne fait pratiquement aucun cas des animaux tués pour se nourrir (moi
qui suis végétarienne, j’y suis sensible), mais on ne peut
s’empêcher de ressentir un malaise autour du choix fait par une
femme de ne pas porter à terme un enfant non désiré à l’étape
où il n’est encore qu’un amas de cellules non viables hors de
l’utérus tandis que nous vivons dans un contexte de surpopulation
mondiale, de crise environnementale et climatique, de domination
masculine et de rareté des ressources avec une population mondiale
majoritairement pauvre (nous occupons en ce sens une position sociale
privilégiée).
Comment
aborder l’avortement de façon plus complexe? Aborder la vie avec
spiritualité veut-il forcément dire de s’obliger à vivre une
grossesse non désirée? L’avortement peut-il respecter nos valeurs
morales et nos croyances spirituelles? Ou est-ce la négation de
celles-ci?
Est-on
encore englué, même lorsqu’on est pro-choix, par notre culture
judéo-chrétienne? La vie est-elle sacrée? Celle de la mère ou du
bébé? Qui doit être sacrifié-e? Le pouvoir de donner la vie
donne-il également le pouvoir de la refuser? Et si
l’avortement était un geste sacré, autant que de concevoir ou de
mettre au monde un enfant?
C’est
la réflexion que nous propose Ginette Paris dans son livre daté de
1990 mais toujours tellement actuel. J’ai trouvé sa référence en
cherchant les occurrences du terme « avortement » dans le
livre de la sage-femme Isabelle Brabant, Une naissance heureuse.
Je recommande chaudement la lecture du livre de Ginette Paris, d’une
couverture à l’autre, mais j’ai choisi certains extraits qui
m’ont permis d’ouvrir mes perspectives de réflexion sur
l’avortement et le sens que l’on peut y donner comme
mère-proximale (engagée au quotidien auprès de ses enfants,
cododoeuse, portageuse et allaitante) et comme féministe.
Extraits
Le
discours des grandes religions sur le contrôle des naissances
(contraception et avortement) et son impact dans le monde
« Je
me suis trouvée il y a quelques années à visiter la ville de
Caracas au Venezuela, la semaine suivant une visite du pape. Dans
cette ville où grossit chaque année l’ampleur des bandes
d’enfants abandonnés à eux-même par des mères épuisées,
pauvres, et elles-mêmes abandonnées, le message de l’Église,
avec son « Allez et multipliez-vous » et sa restriction
sur les moyens de contraception, m’est apparu soudain d’une
cruauté d’autant plus raffinée qu’elle s’ignore et se
présente comme le choix de l’amour. Je me suis demandé : à
qui le pape croit s’adresser avec sa politique nataliste? Les
riches ont depuis longtemps accès à la contraception et ont les
moyens de prendre l’avion pour avoir un avortement dans les
cliniques américaines. S’adressait-il aux pauvres, qui sont déjà
tellement démunis qu’ils abandonnent leurs enfants? Comment
expliquer une telle inconscience? Il s’agit pourtant d’une
souffrance assez évidente : combien lui faut-il d’enfants
morts, maltraités ou abandonnés pour ouvrir les yeux? Actuellement,
l’ONU estime à 100 millions le nombre total d’enfants errant
sans parents, sans maison, sans ressources et sans éducation.
« Multipliez-vous », continue à répéter le leader
spirituel le plus écouté sur cette planète! Tant qu’on ne se
décidera pas à lui envoyer ou la facture, ou les enfants eux-mêmes,
il ne comprendra pas. La pape se conduit comme ces hommes
irresponsables qui n’ont jamais les moyens de verser la pension
alimentaire de leurs enfants mais qui s’achètent néanmoins une
voiture de luxe et un condo coûteux parce que cela est nécessaire à
leur prestige. Que les mères et l’État s’arrange avec les
enfants.
Les
recherches sociologiques ont mis en évidence le lien qui existe
entre surpopulation et désastre écologique. Les rapports d’experts
de disciplines différentes abondent qui établissement la relation
entre surpopulation et l’usage abusif des ressources, entre
l’entassement des chômeurs dans les villes et l’augmentation de
la délinquance, du suicide, des viols, et de la violence domestique.
Comme pour boucler la boucle, tout cela réunit les conditions
habituelles de la désertion du père, de l’abandon des femmes et
de leurs enfants et d’un appauvrissement encore plus grand. De
fait, la surpopulation apparaît comme un des fléaux les plus
inhumains, car elle nous tourne les uns contre les autres et anihile
tout respect pour la vie. Dans ce contexte, le message dit
humanitaire des fondamentalistes de toutes les Églises est d’une
grande ironie : faire des bébés même s’ils mourront de
faim, interdire l’avortement sans donner aux femmes le moyen de
nourrir les enfants qu’elles mettent au monde. Envahie par son
ombre, l’Église chrétienne refuse de prendre conscience que 95%
du milliard de personnes qui s’ajouteront à la population de la
planète naîtront dans les pays les plus pauvres, qui souffrent déjà
de la faim. Par ailleurs, ce sont les mêmes nations qui, poussées
par la faim, en sont réduites à couper leurs forêts, à abuser de
leurs ressources naturelles, entraînant à brève échéance la
désertification des terres qui auraient pu les nourrir. Il faut se
demander, avec l’écologiste John Livingston, à quel banquet
au juste Paul IV invitait les enfants de la terre lorsqu’en 1965,
il implorait les Nations Unies de ne pas favoriser le contrôle des
naissance pour laisser venir au banquet de la vie tous les
enfants à naître? La publicité du « Laissez-les vivre »
doit être entendue avec l’ombre qui s’y projette : afin
qu’ils en meurent tous. »
p.
27-28.
La
division des pouvoirs de vie et de mort entre les sexes
« Pour
se permettre de tuer par millions des hommes, des femmes et des
enfants bien en vie, pleinement conscients de leurs souffrances, il
suffit d’une formule : celle de la déclaration de guerre. Ces
mêmes hommes qui décident des guerres et des budgets militaires
osent ensuite parler de crime, de meurtre et d’abomination (commis
par les femmes) lorsqu’une femme sacrifie un fœtus qui n’est
encore pas plus gros qu’un raison sec et moins conscience qu’un
poulet. Lorsque les femmes décident d’avorter c’est pourtant au
nom de principes qui ne sont pas sans ressemblances avec ceux qui
sont invoqués pour faire la guerre : la liberté, l’identité,
la survie, les valeurs de dignité auxquelles on accorde autant
d’importance qu’à sa propre survie. Et les êtres sacrifiés par
l’avortement ne souffrent pas, contrairement aux victimes de la
guerre et des désastres écologiques. La différence entre le
discours sur la guerre et celui que véhiculait la manifestation
anti-avortement s’explique principalement par une division des
pouvoirs de vie et de mort entre les hommes et les femmes. Les hommes
ont le droit de tuer et de détruire, et on les honore pour cela
quand le massacre s’appelle une guerre. On le sanctifie, même on
le bénit. Mais qu’une femme décide d’avorter un fœtus qui
n’est même pas pourvu de l’appareil neurologique qui permet
d’enregistrer la souffrance, et voilà qu’on se scandalise. Ce
qui scandalise, c’est que la femme puisse accéder au pouvoir de
poser un jugement moral qui implique un choix de vie ou de mort. »
p.
30-31.
La
culture chrétienne et la conscience féminine : deux morales
opposées
« Le
fait que le contrôle des naissances ait toujours été une
préoccupation vitale pour les femmes, mais que ces questions aient
été traitées pendant si longtemps au confessionnal d’un clergé
exclusivement masculin est une conséquence d’une religion qui a
désacralisé toutes les fonctions liées à la femme, à la
sexualité et à la vie de couple, et qui refuse depuis deux mille
ans l’égalité entre les sexes. Les femmes ne peuvent avoir ni
déesse à leur image, ni prêtresse à leur service. On ne s’étonne
plus, dans ces conditions, que l’Église chrétienne ne comprenne
pas que la pratique du contrôle des naissances et de l’avortement
puisse être une forme extrêmement évoluée de la conscience
féminine. De l’exercice et du raffinement de cette conscience
des femmes et des couples, l’équilibre de la communauté humaine
peut dépendre.
D’un
point de vue païen, il apparaît totalement aberrant de sacrifier la
mère au nouveau-né parce qu’il est évident que celui-ci a besoin
d’elle. De plus, dans une culture où la vie animale et la vie
humaine sont vues comme faisant partie d’un même continuum, il
faut sans arrêt poser des jugements moraux avant de tuer un animal
pour s’en nourrir. Si nous tuons pour manger, c’est que nous
valorisons davantage la vie humaine et nous nous justifions ainsi de
sacrifier des animaux. Artémis [déesse grecque], qui incite au
respect de la vie animale et végétale, permet pourtant la chasse,
mais à condition que soient respectées les règles et le rituel qui
excusent ce geste. Dans la plupart des religions de déesses,
un raisonnement analogue s’applique au fœtus et au nouveau-né. Il
est moralement acceptable que celle qui a le pouvoir de donner la vie
puisse également donner la mort dans certaines circonstances, mais
l’exercice de ce pouvoir s’accompagne de restrictions : il
existe toujours une limite de temps à l’intérieur de laquelle la
décision de garder ou d’éliminer l’enfant peut être prise. »
p.
60-61.
« Artémis
symbolise le refus de donner la vie si ce don n’est pas pur, non
pollué par la domination d’un sexe sur l’autre et s’il ne
s’accompagne pas des conditions qui le rendent joyeux. […] Ceux
qui prétendent que l’avortement est aujourd’hui le signe de
l’égoïsme des femmes ou des couples et que l’enfant est
sacrifié aux plus basses valeurs de notre matérialisme athée,
expriment peut-être une certaine partie de la réalité, car on ne
peux nier ni l’égoïsme ni la matérialisme. Mais, à regarder de
plus près chaque cas d’avortement, on repère une autre ligne de
force, bien plus importante : la majorité des femmes qui
avortent le font parce qu’elles savent que l’enfant non désiré,
né de la contrainte et de la misère, serait trop blessé. Comme
Artémis tue l’animal blessé plutôt que de le laisser aller
clopinant et portant sa blessure, la mère veut éviter à l’enfant
à naître un destin douloureux. Il n’y a pas plus cruelle
souffrance que celle des enfants, et ce sont les mères qui sont les
mieux placées pour le savoir. Le choix d’avorter n’est pas
immoral, il relève simplement d’une autre morale, féminine
celle-là. »
p.
63.
Pas
2 pôles, mais 4 perspectives de débat sur l’avortement
« Considérant
cette polarisation entre l’individualisme athée et permissif
(« Les autorités civiles et religieuses n’ont pas d’affaire
dans le ventre des femmes; avoir ou non un enfant est une question
personnelle d’abord, médicale ensuite ») et l’opposition
collective et religieuse, (« Au nom de Dieu, tu dois avoir cet
enfant même si tu ne le veux pas »), on peut voir qu’il y a
logiquement deux autres positions idéologiques qui sont peu
envisagées : une première position fait de la décision
s’appuyant sur des motifs religieux une décision privée (« Je
ne veux pas avorter parce que personnellement j’observe les
interdits de ma religion, c’est mon affaire, et j’en assume les
responsabilités »). Cette position amène son corollaire :
on ne peut pas imposer ces valeurs religieuses privées à qui ne les
partage pas, ni faire porter à la collectivité la responsabilité
matérielle, économique, sociale des enfants qu’on impose aux
femmes enceintes pour des raisons religieuses ».
p.
65
Sur
la notion de sacrifice : qui a le droit de sacrifier qui/quoi au
nom de quoi?
« C’est
au nom de sa vie spirituelle que le chrétien réclamait l’honneur
du martyre, et c’est la pureté même de son adhésion à des
valeurs vivantes qui lui faisait préférer la mort à une vie de
compromission. C’est ce même jugement qui nous fait préférer
l’avortement lorsque nous ne sommes pas capables de donner à
l’enfant le meilleur de nous-mêmes et de nos ressources. Il y a un
seuil psychologique et physique, au-delà duquel nous sentons que
nous n’avons plus le moyen de faire don de la vie. Donner la vie
est le plus beau des cadeaux : un cadeau ne se donne pas à
moitié. […]
Les
valeurs des opposants à l’avortement sont actuellement imposées à
l’ensemble de la collectivité sous prétexte qu’il s’agit de
valeurs religieuses sacrées. Il faut donc porter le débat sur ce
terrain en invoquant une autre valeur morale, tout aussi sacrée :
le respect du lien mère-enfant. Parce que le ventre de la femme est
sacré et parce que le lien mère-enfant est le plus intime de tous,
il y a une violence inacceptable à forcer une femme à porter et
élever un enfant contre son désir. C’est extrêmement grave de
dégrader ce lien sacré dès sa formation car c’est semer la haine
là où il y doit y avoir amour, accueil et réceptivité. Il est
temps de dénoncer la cruauté qu’il y a à imposer à l’enfant
d’habiter un corps qui lui est hostile : peut-on imaginer pire
réception dans l’Univers? La vie a trop de valeur pour laisser le
jeu des dominations d’un sexe sur l’autre, d’une religion sur
une autre, en polluer l’éclosion. La pureté de l’enfant appelle
une pureté aussi grande dans notre désir de lui.
Partout
et depuis toujours ce sont les femmes qui réclament le droit à la
contraception et à l’avortement. Or, ce sont les femmes qui
passent le plus de temps avec leurs enfants, à les aimer, à les
écouter, à les soutenir. Partout dans le monde, la pauvreté est
d’abord une réalité qui touche les femmes et de façon plus
précise, les mères. »
p.
71.
Le
sacrifice de la mère ou du fœtus?
« Mais
ce choix chrétien de l’enfant au détriment de la mère
transparaît dans les textes les plus modérés qui émanent
aujourd’hui du Vatican, car en niant aux femmes le pouvoir de
choisir, donc le pouvoir de détruire, dont pourtant les hommes font
grand usage, l’Église trahit sa peur du pouvoir féminin tout
entier et tente de réduire la fonction féminine à sa capacité de
reproduction. Étant donné qu’aucune force, aucun pouvoir n’est
univoquement positif, dès que le pouvoir féminin est amputé d’un
pôle, celui du refus et de la destruction, c’est toute la
puissance féminine qui est maintenue à son niveau le plus bas. »
p.
73
« Il
est extrêmement difficile de subir une ou plusieurs grossesses
contre sa volonté, en conservant l’unité de sa personnalité.
Avec l’esclavage, l’acte d’imposer à une femme une grossesse
non désirée provoque une des blessures de l’âme les plus
profondes qu’on puisse infliger à un être humain : dans l’un
comme dans l’autre cas, une personne exerce son pouvoir sur le
corps d’une autre et l’empêche d’établir des relations libres
avec les autres, avec son enfant. L’enfant non désiré par sa
mère, comme la progéniture de l’esclave, est marqué au fer rouge
par la domination avant même que de venir au monde. Depuis le début
de son histoire, l’Église a été opposée, en principe, à
l’esclavage et c’est par cette prise de position qu’elle s’est
attirée une clientèle d’esclaves. Mais en pratique, dans la suite
de son histoire, elle a toujours toléré et mçême cautionné la
pratique de l’esclavage. […] À plusieurs moments de l’histoire,
des hommes d’Église se sont efforcés de justifier théologiquement
l’esclavage et le servage, argumentant que cette inégalité était
aussi naturelle que la domination de l’homme sur la femme
(celle-ci leur apparaissait tellement fondamentale et nécessaire
qu’ils ne se donnaient pas la peine de la justifier). La boucle est
bouclée : on justifie le servage par le sexisme, et le sexisme
par le servage! »
p.
73-75.
« L’interdiction
d’avorter s’accompagne d’une attente : la mère doit
vouloir et aimer tous les enfants qu’elle conçoit, même lorsque
la conception n’est pas recherchée, même lorsqu’elle est
imposée par le viol ou l’inceste, même quand la mère sait
qu’elle ne pourrait pas assumer adéquatement sa responsabilité.
Il y a là une attente irréalisable, car il s’agit d’un objectif
que les femmes n’ont jamais pu atteindre dans toute l’histoire de
l’humanité. C’est une de ces injonctions contradictoires qu’en
psychologie on appelle une double contrainte c’est-à-dire
une manipulation cruelle de la conscience qui place la personne dans
une situation impossible : quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle
ressente, elle est dans le tort. Si elle avorte, elle est dans le
péché, et on lui fait sentir qu’elle manque de générosité,
d’amour, de force. Si elle n’avorte pas et qu’à cause des
conséquences difficiles de cette grossesse non désirée, elle ne
peut pas être une bonne mère pour l’enfant, elle est encore
coupable de ne pas être une bonne mère. D’un côté comme de
l’autre, elle est coupable. Ce genre de situation de double
contrainte, du moins dans la façon dont Gregory Bateson l’a
décrite, n’est pas seulement une contradiction; elle s’accompagne
d’une autre injonction, celle-ci adressée à l’inconscient, et
qui enjoint la personne de ne pas s’apercevoir qu’il s’agit là
d’une demande contradiction. Autrement dit, c’est comme si on
disait aux femmes : on vous demander quelque chose d’impossible,
et en plus on vous ordonne de ne pas vous rendre compte que la
situation est insoutenable. La thérapie consiste à prendre
conscience de ce que la situation a de manipulateur, d’illogique,
de fou!
Continuer
d’imposer un objectif qui n’a jamais été atteint, adopter des
valeurs religieuses qui placent les femmes dans une situation
pathogène de double contrainte les détruit psychologiquement aussi
sûrement et en plus grand nombre que lorsque le prêtre refusait au
médecin de pratiquer un avortement qui aurait pu sauver la mère.
L’Église n’a jamais vraiment accepté que les femmes aient une
âme, et que celle-ci puisse souffrir.
Affirmer
l’importance de l’enfant ou du fœtus contre celle de la mère
demeure jusqu’à ce jour la position fondamentale de l’Église
catholique. Même si le choix ne se pose plus en termes de vie ou de
mort physique, il se pose encore en termes de survie psychologique;
ce n’est pas parce que la blessure de l’âme est invisible
qu’elle n’existe pas. L’Église, à tout coup, sacrifie la
survie psychologique de la mère à celle du fœtus. Si ces valeurs
se limitaient au cercle d’influence des institutions religieuses,
il serait relativement facile de s’en débarrasser. Mais la plupart
du temps, les valeurs chrétiennes sont tellement inconscientes qu’on
n’en reconnaît même pas l’influence. L’obstétrique moderne,
par exemple, est devenue sans qu’on s’en aperçoive une
spécialité qui tourne elle aussi l’enfant contre la mère. […]
[Témoignage
d’Isabelle Brabant, sage-femme québécoise, auteure du livre Une
naissance heureuse]
On
oppose constamment et jusque dans les plus petits détails le
bien-être de la mère à celui de son bébé alors qu’ils sont
intimement reliés. Pour soi-disant sauver plus de fœtus, ou leur
éviter des risques, on est rendus à faire 20% de césariennes. Or,
la césarienne restera toujours une chirurgie majeure, avec des
risques et des souffrances importants pour la mère, y compris celui
de mourir. Même s’il n’en meur qu’une sur 10 000, si cette
césarienne était inutile (comme c’est le cas pour la majorité
des césariennes effectuées), n’est-on pas en train de revivre le
sacrifice de la mère au profit du bébé? Le choix ne se prend pas
individuellement au pied du lit de chaque femme, mais les
obstétriciens ont repris à leur compte les consignes chrétiennes. »
p.
75-78
L’avortement
est un geste sacré qui nécessite la mise en place de nouveaux
rituels
« De
la même façon qu’il ne suffit pas de dépolluer ce qu’on a
contaminé pour arriver à une société écologique, il ne suffit
pas non plus de décriminaliser l’avortement pour arriver à une
société consciente de son pouvoir de reproduction. Il faut inventer
de nouveaux rituels, imaginer de nouveaux symboles, proposer de
nouvelles idées, et créer un réseau de support et d’aide
psychologique qui permette aux femmes et aux couples de prendre cette
décision dans un état d’esprit qui ne soit ni celui du coupable
ni celui du pécheur. L’échec de la contraception est une erreur,
un accident qu’il faut éviter autant que possible, mais ce n’est
pas une faute morale; il n’y a pas intention de faire mal.
[…]
Nous
avons besoin non seulement de lois, mais également de nouveaux
rituels qui redonnent à l’avortement sa dimension sacrée, à la
fois terrible et nécessaire. Dans trop de cas la femme passe à la
clinique comme on passerait au garage pour vidanger l’huile usée,
et les fœtus sont envoyés à la poubelle, sans autre forme d’adieu.
Toute l’opération, comme celle de la naissance et de la mort,
obéit à un rituel médical. Mais la blessure de l’âge, elle,
reste ouverte.
[…]
Qu’advient-il
de la peur, de la culpabilité, de la peine, de la solitude et de la
douleur? La culpabilité et parfois la révolte peuvent être
écrasantes et injustes dans la mesure où les femmes en portent
seules un poids qui est celui de tous. […] Avec qui vivent-elles
cet événement? Il n’y a pas de prêtres, et encore moins de
prêtresses pour les absoudre de ce geste pourtant nécessaire. […]
Comment
l’avortée doit-elle se comporter avant, pendant et après cet acte
important? Autant de questions qui sont généralement restées dans
réponse dans une sorte de vide culturel, impersonnel, religieux, qui
fait porter la culpabilité ou la désolation par la femme, le
couple, les parents, sans support par la culture, encore dominée par
des valeurs chrétiennes.
[…]
La
plupart des femmes qui choisissent d’avorter aiment les enfants et
sont tentées, souvent inconsciemment, animalement, de garder le
bébé; mais c’est leur conscience, une conscience féminine, qui
les incite à ne pas se conduire en pondeuses irresponsables.
Souvent
un rituel, s’il est bien adapté, peut les aider à ressentir les
émotions d’amour, de tristesse et de regret associés au fait
d’interrompre la grossesse. J’ai vu des femmes s’adresser à
haute voix à leur fœtus, en présence d’une thérapeute, ou d’un
groupe de soutien, et lui expliquer pourquoi elles ne peuvent le
garder, pourquoi il faut qu’elles se séparent de lui. D’autres
rédigent une lettre d’adieu, et la lisent à une amie, à leur
conjoint, voire à leur famille. D’autres inventent leur propre
rituel d’adieu, inspiré parfois des rituels d’autres cultures,
comme cette coutume japonaise d’offrir à la divinité une petite
poupée, symbole de l’enfant dont on avorte.
Souvent,
en plus de l’adieu, une femme peut avoir besoin d’exprimer et de
préciser où iront les énergies qu’elle ne veut pas consacrer à
une autre grossesse. Il est faux de prétendre qu’une femme est
nécessairement égoïste lorsqu’elle pense à sa carrière. Je ne
nie pas qu’il y ait des femmes qui sont motivées par l’égoïsme
puisqu’il y a de l’égoïsme dans toutes sortes de décision (y
compris celle d’avoir un bébé parce qu’on a envie de jouer à
la maman). Mais il n’y a pas que ça et c’est réducteur que de
mettre tout le monde dans le même sac. Souvent, la femme est
consciente qu’elle a autre chose à donner. Quelle est cette autre
tâche qu’elle veut accomplir? Pourquoi lui paraît-elle plus
importante que celle de mener à terme la grossesse? À quelles
valeurs, à quels idéaux sacrifie-t-elle ce fœtus? C’est souvent
utile d’en prendre conscience, d’en faire part à d’autres.
Pour cela, il faut un groupe, un rituel, un climat qui permet au
rituel d’avoir un effet bienfaisant. »
p.
101-106
« L’avortement
est une peine d’amour. C’est une expérience semblable à toutes
ces autres où, dans notre vie, nous sommes confrontées à un amour
impossible ou à une amitié brisée, sacrifiée à la raison ou à
la nécessité. La douleur de devoir renoncer est la même. On sent
qu’on aurait pu, qu’on pourrait aimer cette personne pour toute
la vie, mais ce n’est pas possible. Dans presque tous les cas,
l’enfant dont on avorte représente lui aussi un amour impossible.
C’est très rare qu’une femme choisisse l’avortement à partir
d’un sentiment de rejet, ou de haine envers le fœtus. Elle le
sacrifie à une valeur qu’elle juge à ce moment plus importante :
soit les enfants qu’elle a déjà, soit ceux qu’elle aura un
jour, soit sa propre survie psychologique, économique ou physique. »
p.
108.
« LA
HONTE ET LA CULPABILITÉ : TOUJOURS À REPENSER
Pour
beaucoup de femmes (surtout les femmes qui ont vécu l’époque de
la décriminalisation de l’avortement), le fait d’avorter
provoquer en tout premier lieu du soulagement, mais aussi, dans bien
des cas, de la culpabilité plus ou moins diffuse (avec comme
principal accusateur, la femme elle-même, ou ses proches) et une
honte d’autant plus difficile à repérer que beaucoup de femmes se
cachent en sortant de la clinique, se cachent pour pleurer, ne
parlent pas de l’avortement. La honte exprime toujours les valeurs
que notre culture nous a transmises. Elle ressurgit chaque fois que
nous croyons avoir bafoué une valeur importante pour nous et pour la
collectivité dans laquelle nous vivons. Le sentiment de honte ne
peut pas être éliminé, il ne peut que se déplacer. Lorsqu’en
psychothérapie on aide quelqu’un à se débarrasser de sa honte,
cela signifie que sa honte n’est pas vécue à propos de valeurs
qu’il respecte, et qu’il souhaite un déplacement. Toutes les
cultures utilisent la honte dans toutes sortes d’apprentissages
indispensables […].
Régulièrement,
il faut rouvrir la discussion sur le consensus social, et poser
toujours et encore la question : d’où vient la honte? Est-ce
que nous partageons la valeur qui la fonde? Est-ce qu’il y a
vraiment une honte à ne pas tondre le gazon de sa pelouse? Est-ce
que je devrais avoir honte de ne pas réussir financièrement? […]
La
psychologie nous aide à poser individuellement la question de la
honte, à nous demander « quelles sont les valeurs que je
respecte, et quelles sont celles que je considère comme des préjugés
destructeurs? » et la thérapie tente de nous aider à voir
s’il y a accord entre nos valeurs et nos sentiments. Le
christianisme nous a appris à avoir honte de notre corps, de
certaines de nos émotions, de la féminité, et beaucoup de
psychothérapeutes sont occupés à soigner cette honte qui perdure
dans l’inconscient même quand nous croyons nous être débarrassés
de vieilles valeurs religieuses.
[…]
Si
la psychothérapie nous aide à déplacer la honte sur le plan
personnel, l’écologie nous permet de faire cette révision de la
honte, sur le plan collectif. En abandonnant les valeurs religieuses
traditionnelles nous avons cru qu’un code civil, qu’un système
basé sur la poursuite, la preuve de culpabilité et la punition
pouvait suffire à maintenir les valeurs collectives. Mais une loi
qui interdit de polluer le ruisseau ne sera jamais suffisante si
chacun ne se sent pas honteux et comme sali personnellement à l’idée
de jeter des ordures dans l’eau pure. […]
Les
pollueurs conscients ont une structure psychologique semblable à
celle des hommes coupables de violence domestique. Ces hommes avouent
facilement qu’ils ont donné ces coups, qu’ils sont coupables
selon la loi. Mais pour eux cette loi c’est un peu comme les
limites de vitesse sur l’autoroute : c’est frustrant; ce
serait tellement mieux de pouvoir battre sa femme quand on en a envie
et de pouvoir conduire sa voiture au maximum de sa puissance. C’est
cela qu’ils ressentent profondément, ils n’ont aucune honte. […]
Il est absurde et impossible de vouloir éliminer le sentiment de
honte car il est le signe de l’intériorisation d’une valeur.
Mais nous devons constamment réviser, à travers l’éducation que
nous transmettons à l’autre génération, à quelle valeur la
honte se rattache, l’éliminer quand elle ne sert plus nos idéaux,
la raviver là où elle est pathologiquement absente.
Il
me semble que notre sentiment de honte à la suite d’un avortement
devrait lui aussi être soumis à la révision de nos valeurs; ne
faudrait-il pas l’inverser radicalement, avoir honte, non pas
d’avorter quand il le faut, mais de mettre au monde un enfant dont
on n’a pas l’intention ou le moyen de s’occuper? »
115-119
Domination
masculine (patriarcat) et conscience féminine sacrée : qui
aime vraiment les enfants?
« Dans
une culture qui ne valorise pas ce qu’Artémis représente,
inévitablement, les femmes et les filles, qui sont universellement
associées à la Nature, deviennent elles aussi touchables,
violables, utilisables. […] Lorsqu’une culture refuse de
reconnaître la valeur en soi du féminin, qu’elle ne lui accorde
qu’une valeur relative à quelqu’autre valeur : l’enfant
ou l’homme, Mary Daly [philosophe américaine féministe] soutient
que la présence à soi-même est perçue comme une absence,
puisqu’on ne conçoit alors la femme qu’en fonction de son
utilité relative. Dans un tel contexte, dit-elle, les femmes sont
touchables, les espaces naturels exploitables, les filles violables,
les enfants maltraitables.
Une
part de la nature et une part de la féminité doit demeurer vierge.
Il importe, pour appréciéer Artémis, de préserver en soi, qu’on
soit homme ou qu’on soit femme, une force intacte, inviolable et
radicalement féminine; c’est cette partie artémisienne de l’anima
qui préserve la zone sauvage de notre psychisme sans laquelle nous
deviendrions des êtres trop complètement domestiqués, trop
facilement touchables.
C’est
aussi cette qualité artémisienne qui nous permet de concevoir un
monde dans lequel on aurait un respect accru pour l’enfant, et dans
lequel on pourrait avoir recours occasionnellement à l’avortement,
quand il faut sacrifier le fœtus à une valeur plus élevée, par
exemple l’amour des enfants et le refus de les voir souffrir. »
p.
121-122
En
espérant que ces quelques extraits vous permettront d’entamer un
processus de réflexion pour changer de perspective sur le pouvoir
des femmes de donner et de refuser la vie. Je vous suggère fortement
la lecture complète de cet ouvrage. Vous pourrez y découvrir le
puissant symbole de la déesse gréco-romaine Artémis (Diane chez
les Romains) et une perspective psycho-socio-éco-féministe de la
maternité et des pouvoirs féminins qui rejoint celle de Brabant
citée précédemment et celle de Shirley Rivet dans son livre Sans
risque ni péril : playdoyer pour l’accouchement à la maison.
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